jeudi 9 novembre 2023

In memoriam Pierre Soulages 1919-2022




Les vitraux de Pierre Soulages

Abbaye Sainte-Foy de Conques
(Aveyron - France)


                     Une lumière mise à nue par sa matière même




Des descriptifs historiques

La basilique romane Sainte Foy de Conques, bâtie au 11ème siècle et sise sur le chemin du pèlerinage de saint Jacques de Compostelle, se trouve choisie par Pierre Soulages comme lieu d'intervention artistique sur les vitraux, après bien des propositions faites à l'artiste par la Délégation aux Arts plastiques et la Direction du Patrimoine.
En février 1987 Dominique Bozo réactive ce projet qui se trouvait en sommeil et en août de la même année est établi un cahier des charges pour le site de Conques en Aveyron.
L'intervention porte sur un ensemble de 95 verrières et 9 meurtrières visibles de l'intérieur comme de l'extérieur ; elle prend place dans le cadre de la commande publique voulue par l'Etat français afin de redonner une nouvelle vie aux monuments anciens.
Pierre Soulages décide de d'utiliser un verre translucide mais non transparent, à transmission diffuse de la lumière, en quelque sorte proche de l’albâtre ; ce verre n'existant pas en tant que tel, il décide de faire des recherches pour aboutir à sa fabrication.
La mise au point du projet dure de janvier 1986 à juin 1992 tandis que la réalisation et l'installation se déroule de juin 1992 à juin 1994 ; il se compose d'une surface à réaliser de 250 m2 soit 13200 kilogrammes de verre et 4000 kilos de plomb, ce qui donne une idée de l'ampleur de la tâche accomplie.

Des dispositifs de recherche

Ce verre si particulier nécessite de nombreux tâtonnements et sa recherche s'inscrit dans la démarche globale voulue par Soulages ; plutôt que d'opter pour un travail à réaliser à partir de cartons préparatoires, il décide de trouver en premier lieu, le matériau susceptible de s'adapter puis de réaliser les maquettes nécessaires au montage final.
En janvier 1988 se déroulent les premiers essais au Centre International de Recherches sur le Verre (C.I.R.V.A.) à Marseille ; des contacts se trouvent pris avec la société Saint-Gobain et en juillet débute la collaboration avec Jean-Dominique Fleury, maître-verrier à Toulouse mais possédant une solide formation de peintre.
Ce nouveau couple artistique dont l'importance n'échappe à personne, oblige à une constante réciprocité de la part des intervenants lors de la conception des vitraux ; la dualité engendrée entre "savoir" et "faire" doit se fondre en un résultat commun. Alchimie.
De nombreux essais de fabrication ont encore lieu et en décembre 1991 Soulages et Fleury se rendent en Allemagne à Rheine auprès de l'entreprise Glaskunst Klinge qui se chargera finalement de la fabrication de cette matière quasi-magique : le verre pour Conques d'après Soulages.

Des projets personnels

On connaît la passion éprouvée par l'artiste pour les problèmes techniques et leur résolution; confronté à cette quête concernant la matière même de sa pratique, il s'y consacre à plein temps, délaissant à cette occasion sa pratique picturale.
Ainsi Soulages n'a pas simplement transposé sa peinture dans les ouvertures mais retrouvé le concept même de lumière, ici appliqué à un lieu fermé et voulu comme tel par ses bâtisseurs.
Cette transmission de la lumière naturelle doit tenir compte de l'architecture existante mais aussi des contraintes liées à l'utilisation des plombs ; en effet les lames de verre doivent filtrer la clarté en optant pour des horizontales et parfois des obliques, droites ou courbes.
Dès lors la lumière épouse des contours mouvants et va créer paradoxalement un espace mobile de diffusion ; en fonction des diverses heures du jour, les teintes même de cette lumière "blanche" varient et se chargent de couleurs parfois chaudes et parfois froides.
La découverte d'un verre susceptible de respecter l'identité de l'église et de se fondre avec les murs constitue un autre pari ; le respect du "génie du lieu" et sa mise en lumière contemporaine passe par une réflexion sur la perception romane actuelle.
Ainsi une nouvelle polychromie n'aurait pas eu sa place dans le cadre de cette restauration ; il fallait opérer un déplacement dans l'immatériel pour retrouver la beauté même des formes architecturales primitives.

De la perception

On constate une double approche pour le spectateur, selon qu'il observe les vitraux à l'intérieur ou à l'extérieur ; en effet ceux-ci doivent répondre à une esthétique générale externe quant à leur environnement et jouer de façon interne leur rôle immatériel.
Ainsi le mouvement opéré entre les deux compose une dynamique ; les effets optiques couvrent l'ensemble de l'architecture, la rendant plus présente encore tout en l'enveloppant d'une clarté diffuse et propice à la méditation.
La difficulté rencontrée dans un lieu voué au sacré peut engendrer bien des hésitations et des réserves ; il s'agit de respecter une certaine transcendance tout en conservant l'acquis du contemporain.
Pierre Soulages, de par sa pratique picturale axée sur les effets de lumière au travers de la couleur noire, pouvait ici, mieux que quiconque, relever le défi ; sa maîtrise intérieure, proche de la pensée extrême orientale pouvait dès lors s'intégrer en ce lieu occidental.
Cette mouvance existentielle et ce dépassement référentiel servent de cadre à l'échappée artistique ; l’émotion y retrouve ses droits face à un concept qui s’estompe, tant sa réalisation se trouve maîtrisée.
Certains esprits chagrins nous assènent souvent que l'art contemporain manque de souffle par rapport à celui d’autrefois ; ici les vitraux de Pierre Soulages déplacent les objections et redonnent un nouveau souffle à Conques.
Le vent de l'esprit...

De la documentation

  Un livre paru aux Editions du Seuil et intitulé Conques Les vitraux de Pierre Soulages permet de faire le point ; il comprend une préface de Georges Duby, un texte de Christian Heck, des notes de travail de Pierre Soulages et un entretien avec Jean-Dominique Fleury. Avec un reportage photographique de Vincent Cunillère.


Christian Skimao

mardi 24 novembre 2020

"Le goût de la tempête. L’Indochinoise et le silence", par Guillaume Mazeline, Editions Une heure en été, 2020.

Le goût de la tempête L’Indochinoise et le silence, deuxième volume d’un diptyque Par Guillaume Mazeline Editions Une heure en été, 296 pages Prix : 18,50 euros


                                                             Un barrage contre le sentiment
 


 « Viet Nam Doc Lap Dong Minh », soit Vietminh en abrégé. Dans ce dernier volume, Guillaume Mazeline, évoque le parcours de Jules Manay en Indochine et quelques-unes de ses conséquences. La construction narrative opte pour deux parties fort différentes. La première intitulée « Le temps d’un engagement mars 1948-août 1950 » s’inscrit dans une continuité explicative de son départ pour l’Indochine. Jules part seul, promettant aux membres de sa famille de les faire venir par la suite, désabusé des années de Résistance pour une aventure prétendue « exotique » où les idéaux de la République se mélangent aux réalités de ce que l’on nommait alors les colonies. Très rapidement, face à un adversaire insaisissable, Jules va devenir l’officier bâtisseur qu’il rêvait d’être, mais aussi le seigneur de guerre qui sommeillait en lui. Le contexte nouveau d’une armée française luttant contre des indépendantistes, conduit à des combats incessants de guérilla. Il finira, comme nombre de soldats français par se trouver atteint de la fameuse dysenterie amibienne. Pour le lecteur apparaissent de nombreuses références cinématographiques, comme La 317ème section de Pierre Schoendoerffer ou plus récemment L’ennemi intime de Florent Siri, qui se déroule pendant la guerre d’Algérie. Ne manquait que l’amour pour compléter le tableau, avec la rencontre de Jeanne Monestier, française, eurasienne et catholique, qui occupe des fonctions importantes dans une banque locale et dont le frère Charles est un agent du Vietminh. Tout va s’enchevêtrer, entre le souffle du désir, les illusions de plus en plus perdues et une improbable vérité, si loin de la métropole. Le roman « colonial » prend des couleurs plus sombres avant d’entrer dans une histoire où dominera le sépia. La conclusion, provisoire, repose sur une admirable lettre de Jeanne à son impossible amour, lors de son retour en France. 

   La partie deuxième s’ouvre sur une courte pagination d’annonce en capitales symbolisant le temps qui a passé, « L’emploi du temps octobre 2009 - mars 2010 », qui met en scène une autre génération liée à la précédente. Partant d’une photo de Jules militaire, en train de garder les camps de réfugiés espagnols, après la défaite républicaine de 1939, Fabien, son petit-fils, va mener une enquête, à la fois familiale et policière. Autre rythme, autre époque, autre regard sur l’Histoire. Ce mélange d’intime et de public se présente dans un portrait qui mêle les souvenirs de Lucie Pasquier, ceux réticents de son propre père, sa vie familiale, et enfin la découverte via des messages postés sur Internet, d’une tante cachée, Jeanne Gance, fille de Jeanne Monestier et de Jules. Des enthousiasmes et des abattements montrent qu’on ne remonte pas impunément le cours du temps. Dévoré par l’image de son grand-père, Fabien finit par vivre entre deux mondes, et comme le dit sa femme, Anne-Marie : « C’est mortifère ton truc. Je crois que tu en sais suffisamment aujourd’hui pour t’en dégager. » Ainsi, il n’ira pas au Vietnam, laissant chacune et chacun vivre avec ses propres vérités, mais dans un nouvel apaisement. Sur la scène du théâtre du monde, pour reprendre une formule fameuse, « la pièce touche à sa fin », écrit Guillaume Mazeline. Pour une lecture optimale du roman, le lecteur devra sans doute procéder à une révision de ses connaissances historiques. Mais l’écheveau des liens fascine grâce à une écriture claire qui mène jusqu’à la rédemption finale. L’Indochine demeurera désormais une idée pour des films à venir. 

                                                                                                                     Christian Skimao

jeudi 19 décembre 2019

Cahiers Butor 1 Compagnonnages de Michel Butor


Cahiers Butor 1 Compagnonnages de Michel Butor sous la direction de Mireille Calle-Gruber, Jean-Paul Morin & Adèle Godefroy. Paris, éditions Hermann, 2019. Prix : 27,00 euros.





                       
                
  Parution le 18 septembre 2019, aux éditions Hermann, du premier numéro des Cahiers Butor, Compagnonnages de Michel Butor, vaste entreprise, en 7 numéros, qui cherche à rendre plus « complètes » les œuvres complètes de Butor, publiées à La Différence, avec une référence aux images. Chacune des livraisons devra explorer une partie du continent Butor soit Butor et les peintres pour le 2, Butor et la musique pour le 3, Butor et les objets pour le 4, Butor et la photographie pour le 5, Butor et la photographie pour le 6 et enfin Butor, poétique et politique pour le 7. Et il faudra sans doute repenser une suite pour continuer l’exploration de cette œuvre multiforme.

  Retour à ce premier Cahier qui se présente sous la forme d’un fort volume de 240 pages avec une division en sept parties, optant pour une approche non pas chronologique, mais labyrinthique. Une grande place se trouve réservée aux reproductions de travaux d’artistes et de nombreux livres réalisés conjointement avec Jean-Luc Parant (plasticien et écrivain), Graziella Borghesi, Marie-Sophie Kilichowska, Bertrand Dorny, Anne Walker, Bernard Alligand (avec une explication sur leur collaboration et les éditions d’art FMA), Colette Deblé et ses lavis, Francesca Caruana, Richard Meier (présentant leur travail miniature sur les « Fireboox » ; des photographes comme Bernard Plossu, Adèle Godefroy, Maxime Godard, François Garnier. Il comprend aussi un hommage poétique autour de Prague et Jiří Kolář par Christian Skimao, avec trois photographies de Marie-Christine Schrijen.

  Une introduction lumineuse de Mireille Calle-Gruber ouvre cette livraison, suivie d’un travail plus critique « Passage de lignes » ; divers textes nous guident comme ceux de Khalid Dahmany ou de Sarah-Anaïs Crevier Goulet. Henri Desoubeaux a travaillé sur Butor et la photographie, Marion Coste sur la dimension musicale de 6 810 000 litres d’eau par seconde, enfin en conclusion, une étude étonnante d’Eberhard Gruber intitulée « Butor/Hésiode Une théogonie de l’écriture ? » Des poèmes reproduits de Butor parsèment l’ensemble, une photo prise par lui de son grand ami Georges Perros et de sa femme Tania, un portrait rédactionnel de Cartier Bresson, les deux datant de 1958.

  Une série d’entretiens historiques avec Jean-François Lyotard et Mireille Calle-Gruber, Jean-Yves Bosseur et Marion Coste, un rappel de la naissance du projet des Cahiers à la Cave littéraire de Villefontaine par Jean-Paul Morin, Butor et Max Charvolen, s’y trouvent également ; enfin un sympathique témoignage de Raphaël Monticelli sur leur rencontre accompagné d’une formidable photo de Marc Monticelli où ils sont pris de dos en train de marcher en devisant.

  Le côté protéiforme de l’ensemble fait éclater une approche qui pourrait paraître très structurée. Il faut se perdre dans les méandres de la pensée Butor, glisser dans les références et les époques, feuilleter les images et s’égarer dans une certaine nostalgie. Que bientôt paraissent les autres numéros pour tenter de remplir notre soif de partage.
                                                                                                          Christian Skimao

samedi 16 novembre 2019

"Le goût de la tempête Normandie douce-amère", par Guillaume Mazeline Editions Une heure en été, 2019.

Le goût de la tempête
Normandie douce-amère, premier volume d’un diptyque
Par Guillaume Mazeline
Editions Une heure en été
202 x 307 mm, 448 pages

Prix : 21,00 euros



                                             


                                            Des lendemains qui déchantent



  L’Histoire fournit un excellent cadre aux écrivains. La Deuxième Guerre mondiale demeure un lieu de tensions encore palpables aujourd’hui, où se déroulèrent bien des enjeux et crimes du 20ème siècle. Si le roman s’enracine dans cette problématique, il ne s’agit encore que du premier volume d’un diptyque, ouvrant sur la « drôle de guerre » en France, donc avant la défaite provisoire de juin 1940, continuant avec la période de la Résistance et se terminant provisoirement avec la Libération et le climat de l’épuration.

  La vie de Jules Manay, instituteur et jeune appelé de vingt-cinq ans, bascule avec la défaite et il va alors rejoindre ceux qui refusent de baisser les bras. Il s’active énergiquement contre l’occupant, échappe aux traques de la Gestapo et de ses nervis français, et finit responsable départemental des FFI, mais à quel prix ? Ce combat mené contre les nazis et son absence auprès de Marie, sa femme, finit par miner son couple et le laisse comme englouti par ces événements terribles qui lui révèlent également la jouissance du combat. La Normandie se trouvera libérée, en ruines et rien ne sera plus comme avant, en raison du prix du sang (la mort de son frère exécuté, la mort de son fils Julien dans un bombardement), la clandestinité, et sans doute aussi une terrible fêlure intime. Il va rejoindre l’armée française régulière et se laisse, peu à peu gagner par le désenchantement, devant le retour de résistants de la dernière heure et autres trafiquants, redevenus patriotes par la magie des certificats de complaisance.

  Usant d’une prose lumineuse, qualifiable de classique, Guillaume Mazeline dépeint un environnement où les figures féminines ont également un grand rôle. Marie subit les événements (la mort d’un de leurs enfants lors d’un bombardement, les privations, l’éloignement de son mari, etc.) sans jamais se départir d’un grand courage. Lucie, amoureuse secrètement de Jules va s’engager dans la lutte et subir les outrages de faux résistants, mais vrais gangsters qui se vengent sur elle, ne pouvant atteindre directement Jules. Mireille, l’amie de Marie, qui préfère les femmes, cache aussi un amour secret pour elle. Paradoxalement, les certitudes des hommes s’effilochent devant la ténacité des femmes. Ces dernières conquièrent une liberté personnelle. Cette approche, contemporaine, se situe dans le contexte d’une société désormais bien ancienne pour nous, une troisième République corsetée au niveau des mœurs et des rôles sociaux entre femmes et hommes. Les scènes de sexe se trouvent traitées de façon assez elliptique, laissant place à l’imagination, nous épargnant un voyeurisme facile, souvent trop répandu aujourd’hui.

  La vie, la mort, l’amour, appartiennent à la grande trilogie littéraire. Les sentiments s’expriment parfois, pourtant la chair demeure souvent triste. Un trouble insidieux se répand, contaminant le lyrisme des lendemains. La clandestinité crée des abîmes d’où personne ne sort véritablement indemne. En 51 chapitres, se trouve énoncée cette « règle du jeu » pour reprendre le titre de ce grand film de Renoir, sorti en 1939 justement, mais ne s’agit-il pas ici, pour chacune et chacun, d’une autre « règle du je », à réinventer quotidiennement.


                                                                                                                      Christian Skimao

lundi 16 novembre 2015

Le dictionnaire de la photographie / Nathalie Herschdorfer

Le dictionnaire de la photographie
Sous la direction de Nathalie Herschdorfer
Editions de La Martinière
202 x 307 mm, 448 pages
Prix : 75,00 euros



                         L’indispensable viatique des amateurs de l’instant donné



  Un dictionnaire permet de chercher une réponse à une question. Il demeure l’indispensable objet de référence, même à l’heure des bases de données. Il en acquiert d’ailleurs un charme supplémentaire et permet d’établir une relation souterraine entre l’argentique et le numérique. Pour commencer notons les indispensables caractéristiques techniques : 1200 entrées, 300 illustrations et la présence de 150 experts. Réalisé sous la direction de Nathalie Herschdorfer, spécialiste internationale de la photo et actuelle conservatrice du musée des Beaux-arts du Locle en Suisse, ce dictionnaire a paru cette année en langue anglaise chez Thames and Hudson, La Martinière en assurant l’édition française.

  Les entrées par ordre alphabétique couvrent un large spectre allant d’Abbas (Abbas Attar dit), photoreporter iranien né en 1944 à Zwart Piet (1885-1977), designer, typographe et photographe néerlandais. Il s’agit de ne pas oublier le cœur du dictionnaire ─ les photographes ─ mais aussi le vaste environnement qui les entoure, que ce soit les Agences (Magnum, par exemple), Artistes et sculpteurs (Nils Udo), Peintres (Georges Rousse) utilisant le medium mais aussi les Collectionneurs, Critiques (Jean-François Chevrier), Conservateurs, Historiens (André Rouillé), Sociologues sans oublier les Musées (MOMA à New York), Ecoles (Bauhaus), Expositions et Publications (Camera Work) les plus célèbres. Une partie technique se trouve consacrée aux Fabricants, Formats d’images, Mesures, Procédés et Termes. Bien entendu cette nomenclature ne saurait que tendre à l’exhaustivité ; l’objet dictionnaire se doit d’établir des ponts entre des domaines à la fois proches et éloignés et donner du sens à des activités existant les unes à côté des autres (le cinéma, la photographie de presse, la science, le design pour ne citer qu’eux).

  En prenant dans l’ouvrage une lettre alphabétique, le B, on découvre l’imbrication générale des termes qui comprend Roland Barthes en qualité d’auteur de La Chambre claire et de ses concepts toujours utilisés, d’Yto Barrada (artiste franco marocaine née en 1971) à la fois photographe et artiste contemporaine (exposant à l’heure actuelle à Nîmes à Carré d’art-Musée d’art contemporain) et la définition du papier Baryté ; les Becher (Bernd et Hilla) photographes des légendaires châteaux d’eau dans le sillage de la Nouvelle Objectivité côtoient Cecil Beaton, le grand photographe de mode alors qu’Edouard Boubat, représentant du courant humaniste,  jouxte Pierre Bourdieu sous le regard intéressé de Brancusi.

  Commencé en 1998, repris en 2010, Nathalie Herschdorfer a voulu illustrer la fameuse citation d’Anatole France : « Un dictionnaire c’est tout l’univers par ordre alphabétique. ». Il existe bien sûr des manques (oserais-je citer le nom de Milota Havránková, une photographe historique slovaque dont se tient une rétrospective à Prague en ce moment) liés au temps qui passe et au foisonnement mondial de ce que représente la photographie à l’heure actuelle. Si Google demeure le recours borgésien ultime, le plaisir de feuilleter les pages de « l’univers » photographique n’a pas de prix. Si ce n’est celui de l’offrir en cette fin d’année.

Christian Skimao


mercredi 6 mai 2015

Brèves de Musée- 50 haïkus pour 50 chefs-d'oeuvre Daniel Dezeuze

Daniel Dezeuze, Brèves de Musée - 50 haï­kus pour 50 chefs-d’œuvre, Edi­tions Méri­dianes, coll. qua­drant/Le Musée Fabre : visite gui­dée, Mont­pel­lier, 2015, 112 p. — 14,00 €.







                              Au bord du musée/Au bar du musée


 Daniel Dezeuze est artiste mais aussi poète. Il pratique l’art de l’ellipse avec la connaissance de l’histoire des arts au travers de cette écriture brève et lumineuse connue sous le nom de haïku. Ici 50 œuvres lui inspirent 50 haïkus. Pour mémoire, le haïku ne décrit pas les choses mais traduit un sentiment. Il travaille sur les notions de fluidité et de rapidité, respectant la contrainte des trois lignes et les rythmant sur le principe d’un nombre de pieds de type 5/7/5. Se servant d’une large sélection d’œuvres du Musée Fabre à Montpellier, allant de Pietro Campaña (16ème siècle) à Simon Hantaï (20ème siècle), l’auteur opte pour une transposition poétique, non pas occidentale dans la tradition baudelairienne mais asiatique dans le cadre d’une approche poétique à la japonaise.
  Face à l’œuvre et aux discours qui l’accompagnent, le poète choisit le parti pris de la légèreté. Ici point de nouveaux textes qui rejoindraient d’autres plus anciens jusqu’à obtenir cette «épaisseur », au demeurant fort instructive. Le savoir demeure ici en arrière-plan, laissant la place à une émotion cultivée. Prenons par exemple L’Ange Gabriel de Francisco de Zurbarán et son haïku :

« Voilure réduite
Toile de parachute
Ange délicat. »

  Il est bien question du sujet d’une peinture célèbre datant des années 1631-32 mais grâce à l’utilisation d’une pointe humoristique, Dezeuze nous entraîne vers l’époque contemporaine avec ce parachute. Cette distorsion temporelle se double alors d’une forte évocation visuelle puisque le vêtement de l’ange se trouve indirectement comparé aux plis de l’instrument nécessaire au saut dans le vide.  Le drapé du 17ème siècle retrouve ainsi toute sa pertinence face à la réalité de l’encombrement de cette étoffe salvatrice. Pourtant le début du haïku nous entraînait vers une vision plus maritime avec la « voilure ». On imagine l’action de réduire les voiles pour résoudre un souci lié aux flots ou aux nuages. Enfin l’adjectif « délicat » nous remet sur le chemin d’une certaine esthétique où la joliesse le dispute à la grâce. La peinture se retrouve à nouveau située dans son époque mais le regardeur demeure contemporain, entre maniérisme et projection imaginative.
  Enfin évoquons le génie du lieu qui accompagne cette poésie en action avec la présence incroyable du « Bar du Musée » à côté dudit musée précité. Pour le poète fatigué, une halte possible où de nouvelles brèves pourraient naître, fidèles à l’esprit, certes revisité, de Shiki Masaoka.


Christian Skimao


Une nuit sur le mont Chauve Michel Butor/ Miquel Barcelo

Une nuit sur le mont Chauve                                                                                                    
   
Poèmes de Michel Butor 
Œuvres de Miquel Barceló

Editions de la Différence, 2012

ISBN : 978-2-7291-1986-7





                  Une intranquilité nocturne




  Ce travail entre un écrivain – Michel Butor  et un artiste – Miquel Barceló  s’inscrit pleinement dans la catégorie des œuvres croisées. Partant de 72 dessins de l’artiste réalisés à l’eau de Javel et au Gesso (un apprêt composé autrefois de plâtre et de colle animale) sur Canson noir, Butor a conçu en écho une série de poèmes. Ce titre, en apparence assez énigmatique, fait référence au poème symphonique écrit par Modeste Moussorgski, lui-même inspiré par une nouvelle de Nicolas Gogol dont le titre initial était Nuit de la Saint-Jean sur le mont Chauve. Nous nous trouvons donc en présence d’une collaboration fonctionnant à la fois sur les rapports écriture-peinture, qualifiables désormais de classique mais se situant également dans un univers musical, sorte d’univers référentiel composé de strates multiples. Les figures obligées sont le sabbat des sorcières, l’apparition des ténèbres, les danses endiablées, la valse des esprits, la présence d’ectoplasmes, les voix d’outre-tombe, etc.
  Pour Barceló il s’agit de mettre en scène des images fantastiques qui évoquent le règne humain, animal, végétal, minéral, au travers de l’émergence de formes fantomatiques. Les squelettes se réfèrent aux danses macabres traditionnelles du Moyen Âge tandis qu’un bestiaire à la fois familier et inquiétant nous laisse entrevoir un monde grouillant. La déclinaison de certains légumes passés au filtre de sa technique par l’artiste nous les fait apparaître comme radiographiés. Ils quittent leur apparence rassurante et familière en devenant des formes étrangères au monde humain. On connaît la puissance créatrice de l’artiste et sa vision personnelle du primitivisme, une sorte de débordement tous azimuts qui parfois fait songer à un maelström énergétique proche de celui de Picasso. En témoignait sa grande exposition « Terramare » d’Avignon en 2010, dans les locaux de la Collection Lambert, au palais des Papes et au Musée du Petit Palais. Un portrait de l’écrivain daté de 2009 se trouvait exposé à l’Hôtel de Caumont, annonçant ainsi de futures réalisations communes.
  Avec Michel Butor et sa volonté d’embrasser le monde il fallait trouver une équivalence littéraire au travail de l’artiste. Une déclinaison de 72 quatrains répond aux dessins, chacun possédant un titre allant d’« Endiablé » pour le premier à « Silencieux » pour le dernier. Ils se divisent en discrètes séries afin d’établir un rythme sous-jacent à l’ensemble de cette partition. On voit avec l’usage de ce terme, combien la référence musicale demeure essentielle dans l’approche butorienne et la notion d’ouverture essentielle. Partant de la danse des squelettes, c’est l’ensemble du monde visible – transfiguré par l’art – donc invisible qui se trouve convoqué à ce sabbat des lettres. La grandeur de l’encre doit rivaliser avec la puissance de la javel. Il faut faire jaillir les mots comme l’artiste fait émerger les images du néant en une transposition à la fois savante et triviale, simple mais cultivée. Comme nous le disait Butor en 1992 dans un entretien : « Les œuvres réalisées en collaboration sont difficiles mais pour cette raison elles sont exaltantes. Il s’agit d’accomplir un effort considérable pour tenter de pénétrer à l’intérieur de la pensée de l’autre. Lorsqu’on a pris l’habitude de travailler avec quelqu’un, il devient plus facile de réaliser des œuvres croisées de plus en plus ardues. » 
  Un livre à voir, un livre à lire, un livre qui ouvre sur d’autres mondes …

                                             Christian Skimao